Éric de la Noüe
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Une carpe, si belle dans son étang
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Gérard Depardieu au festival de Cannes 2010. Photo: Georges Biard
2013-01-18
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Les deux rendez-vous manqués de Gérard Depardieu

Ce qui n’a pas été dit dans l’affaire Depardieu. Et c’est encore plus triste que vous le pensiez.

Obélix a foutu le camp chez les Belges, accepté la citoyenneté russe et pourrait devenir ministre de la Culture d’une Sibérie dont vous n’aviez jamais entendu parler. Rencontrez Gérard Depardieu, exilé fiscal, traître à la patrie pour certains, victime pour d’autres d’une fiscalité qui, à défaut de provoquer un exode des cerveaux dans ce cas-ci, fait déguerpir un de ses plus riches contribuables.

La France, comme la plupart des états occidentaux, est aux prises avec une dette qui dépasse l’entendement. «Chacun doit contribuer selon ses moyens», de clamer son ministre du Budget, à commencer par les riches: le gouvernement souhaite imposer une taxe spéciale de 75% sur toute tranche de revenus dépassant le million d’euros par an. Depardieu, qui affirme avoir payé 145 millions d’euros en impôts depuis le début de sa carrière, en a donc eu marre. Le 15 décembre dernier, dans sa lettre ouverte au Premier ministre Jean-Marc Ayrault, il renonçait à sa citoyenneté française, se déclarant désormais «un vrai Européen, un citoyen du monde». Ayrault avait qualifié de minable le comportement de Depardieu. Ce dernier ne l’avait pas supporté.

L’«affaire Depardieu» a connu depuis des développements rabelaisiens. Le jour où il reçoit son passeport de Vladimir Poutine, Depardieu signe une nouvelle lettre, sur cette Russie qui le fait citoyen, la qualifiant de grande démocratie. Les accents dithyrambiques de sa lettre rappellent la prose de J. Edgar Hoover au soir de sa vie. En entrevue à la télé russe, Depardieu déclarait que «Vladimir Poutine personnifiait le caractère complexe et fascinant de la nation russe» et que les Pussy Riot ne seraient pas sorties vivantes d’une mosquée. Deux des membres de ce groupe d’activistes purgent une peine de deux ans et demi de camp de travail pour «hooliganisme» et «incitation à la haine religieuse». Leur crime? Avoir entonné une prière anti-Poutine dans une église de Moscou.

Histoire d'une faillite de la raison?

Fiscalité française: manifestement intrigué par le point de vue de Nikita Bellucci, Gérard Depardieu s'invite à Paris Dernière, le 9 janvier dernier. Vidéo ajoutée sur YouTube par Téléparis Téléparis.

De retour à Paris, Gérard Depardieu «crashe» le tournage de Paris Dernière alors que l’actrice porno Nikita Bellucci est en train de se déshabiller dans la voiture de collection de l’animateur de l’émission. Le jour d’avant, Depardieu était sommé à comparaître au tribunal pour conduite en état d’ébriété, comparution à laquelle il ne s’était pas présenté. Pour décrire la conduite de Depardieu, c’est David Desjardins qui, selon moi, a eu la plus belle formule. Dans Le Devoir, il écrivait: «ce qui flabbergaste tout le monde, c’est la sensation d’assister en direct à une faillite de la raison.»

Ceci dit, cher lecteur, à suivre ce bref rappel des frasques de Gérard Depardieu, on en vient à oublier leur déclencheur : le nouveau taux d’imposition à 75%. Le 29 décembre, quatre jours avant que Depardieu ne reçoive son passeport russe, le Conseil constitutionnel, garant de la constitutionnalité des lois en France, a censuré ledit taux, remettant en question l’égalité de son mécanisme de calcul. Pour le lecteur n’étant pas familier avec la fiscalité française, l’impôt sur le revenu dans l’Hexagone est prélevé «par foyer». Par exemple, un couple résidant sous le même toit ne produit par deux mais une déclaration de revenus. L’impôt «exceptionnel» de 75%, lui, devait être calculé sur «les revenus de chaque personne physique».

Au demeurant, la décision du Conseil ne remet pas en question la «sincérité» comme telle du nouveau taux. Le gouvernement proposera donc une nouvelle méthode de calcul arrivant au même résultat.

«Il ne faut jamais laisser passer une bonne crise» - Rahm Emanuel

Dans le tumulte, un certain nombre de choses n’ont pas été dites. C’est Rahm Emanuel qui disait: «il ne faut jamais laisser passer une bonne crise». Celle de Gérard Depardieu aura été une bénédiction pour messieurs Ayrault et Hollande. C’était peut-être même le but de l’exercice. Cet impôt de 75%, combien touche-t-il de Français? 1500. Les revenus annuels supplémentaires dans les coffres de l’état seraient de 210 millions d’euros alors que les hausses totales d’impôt sont supposées en rapporter 20 milliards et demi pour 2012-2013. Sur cette somme, la facture directe pour les ménages français en excède la moitié. Quant à celle servie aux entreprises, on repassera - la facture au client, plus précisément.

En tant que chroniqueur, je sais que pour le lecteur rien n’est plus indigeste que de se faire servir une série de nombres. Mais ce que je suis en train de vous rappeler, c’est que l’impôt spécial de 75% est symbolique. De toute façon, je doute que le gouvernement réussisse à engranger les 210 millions par an escomptés. Rendu à cette échelle de revenus, on a la plupart du temps les moyens de faire comme «Gégé». L’Angleterre des années soixante-dix avait tenté pareil exercice fiscal. Sean Connery, Michael Caine, Roger Moore et nombre de sujets britanniques moins connus décampèrent. Avec un peu plus de décorum, peut-être.

Contrairement à certains chroniqueurs de droite, je ne crois pas un moment que Jean-Marc Ayrault, les auteurs du budget et, mine de rien, François Hollande, si présidentiel, ne savent pas compter. Je ne crois pas non plus qu’ils seront surpris quand l’objectif de 210 millions par an ne sera pas atteint. En France comme ailleurs, l’essentiel des revenus fiscaux provient de la classe moyenne. En retournant les poches des «riches», ne serait-ce qu’en apparence, l’état donne l’impression au contribuable moyen que sa pilule fiscale est plus facile à avaler, petit anesthésique servi sous forme de lutte des classes pendant que les vrais possédants rigolent. Le problème, c’est que 75% de rien donnera toujours zéro. La solution, c’est 30 à 44% d’une certitude: ce contribuable français qui n’a pas les moyens de quitter l’Hexagone. Solution à court terme, s’entend, parce que la France demeure au bord de la faillite. Évidemment, ces pourcentages ne tiennent pas compte des autres taxes et cotisations en vigueur. La seule taxe de vente, dont le taux frise les 20%, rapporte près de quatre fois le total de l’impôt sur le revenu.

Bref, cher lecteur, au niveau comptable, les Gérard Depardieu de ce monde le gouvernement français s’en tape. De plus, c’est un riche de l’esbroufe comme tous ceux taxés à 75%. Les vrais riches ne possèdent rien qui soit imposable. Tout est au nom de leurs compagnies, ou mieux, dans des fondations. Vous demanderez à Warren Buffett, quoi qu’il puisse vous avoir dit au sujet de sa secrétaire.

Avec son hystérie, Depardieu a même offert une crise inespérée au gouvernement: un spectacle pour distraire à la fois plèbe et intelligentsia. À la limite, on croirait le tout arrangé avec le gars des vues. Dans cette logique, et à regarder le budget, nous ne sommes pas prêts d’entendre «coupez».

Ce qui n'a pas été dit

Parlant de couper, à gauche comme à droite les commentaires sur le déclencheur de la prestation de Depardieu ont été jusqu’à date prévisibles. Du côté gauche, son manque de solidarité a été dénoncé. De l’autre côté du spectre, nous avons eu droit aux poncifs habituels sur l’exode de cerveaux et la taxation à outrance. À gauche, il serait peut-être temps que les militants commencent – ou apprennent – à compter. Le budget actuel ressemble à tant d’autres: les impôts sont augmentés sans que l’état ne tente de rationaliser ses dépenses. Encore plus d’argent dans un puits sans fonds dont les retours aux citoyens tiennent de la verroterie offerte aux Indiens en échange de l’île de Manhattan.

À droite, je m’en prends à tous ces maréchalistes qui défendent l’idée de s’exiler fiscalement. La France est, jusqu’à nouvel ordre, une démocratie. Depardieu, au lieu de se comporter en diva, avait les moyens financiers de demeurer en France, français, et de lutter. Mais c’est un acteur, pas un scribe. Laissé à lui-même, il s’est comporté selon sa nature. Qu’espérer de plus d’un bouffon qui pisse dans un avion, genre, devant tout le monde, au décollage, sinon un tweet de Johnny Halliday tapé de la Suisse?

En entrevue à Antenne 2, un Michel Sardou un peu mal à l’aise a bien résumé cette faillite de la fuite: «Pour moi la fuite n'a jamais été une stratégie. Jamais. Alors, si je me mettais à leur dire maintenant les mecs vous êtes dans la merde, excusez-moi je prends l'oseille et je me tire, je me regarderais pas bien dans la glace.»

Gérard Depardieu possède pourtant ce qu’on appelle ce F... You Money qui permet à un homme de faire des pieds-de-nez à l’état, au système, et d’afficher sa dissidence. Le premier rendez-vous manqué de Depardieu, c’est bien sûr d’avoir choisi l’exil fiscal. À gauche, à droite ou en diagonale, au-delà du théâtre de sa fuite, son exil est d’un égoïsme à la hauteur de ses appétits et, selon moi, d’une profonde lâcheté.

Vouloir m’en tenir à la pyrotechnie, ce texte pourrait s’achever avec la phrase précédente, mais il manque les deux éléments les plus importants:

1. La France est au bord du gouffre: la sauterie ne fait que commencer

Tout ce spectacle contribue à faire oublier au public la crise euro dont personne ne parle: l’économie française est en chute libre. La France est également prisonnière de sa monnaie commune. Elle ne peut dévaluer l’euro, une option qui aurait été sur la table eut-elle conservé le franc, parce qu’au delà de sa dette, l’épée de Damoclès au-dessus de sa tête est son manque de compétitivité face au voisin allemand. En dehors de l’Hexagone, à part parfum, vin et fromage, qui achète français? Ne pouvant dévaluer sa monnaie, un scénario possible pour la France serait de dévaluer les coûts de sa main d’oeuvre. En réduisant les salaires de combien? Que ce soit de cinq, dix, vingt pour cent ou pire, en ajoutant l’inflation et les hausses de taxes, un euro en moins serait un euro de trop. Le tout, en attendant les prochaines hausses d’impôts.

2. Depardieu, miroir de l'impuissance du contribuable

Défendant son ami dans un texte publié dans L'Express, Jacques Attali qualifiait Depardieu de «miroir des Français», «révélateur d'un peuple mal à l'aise avec lui-même». Un miroir aux alouettes. Parce qu'en foutant le camp, Gérard Depardieu n’a pas manqué un rendez-vous mais deux. Pour le citoyen qui n’a pas ce F... You Money, il a fait à la classe moyenne et à l'intelligentsia une démonstration inconsciente de son impuissance. Avoir été Hollande, Ayrault et les autres, j’aurais payé à Depardieu son poids en or pour sa performance. Si un Depardieu est incapable de lutter, le salarié, le petit entrepreneur ou le penseur, eux, comment pourraient-ils faire autrement que de courber l'échine, même en râlant?

Les Français n’ont pas fini de souffrir.


Éric de la Noüe


© 2013, Éric de la Noüe. Tous droits réservés.

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NOTES

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<----- Gérard Depardieu au festival de Cannes 2010. Photo: Georges Biard.

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Jacques Attali, L'Express, 2013-01-08
Gérard Depardieu, miroir des Français

David Desjardins, Le Devoir, 2013-01-12
Le ridicule

* * *

TF1 News, 2013-01-03
VERBATIM - L'ode de Depardieu à la Russie, cette "grande démocratie"

Radio-Canada via Sympatico, 2013-01-08
Ivresse: Gérard Depardieu ne se présente pas au tribunal

TF1 News, 2013-01-13
Depardieu: les Pussy Riot ne seraient pas sorties "vivantes d'une mosquée"

Depardieu arrose Hollande? Pas si sûr.

Cliquez sur l'image pour faire apparaître le tweet de Johnny Halliday dans une nouvelle fenêtre.

«Retour sur le lynchage médiatique de Gérard Depardieu»

Vidéo ajoutée sur YouTube par armageddon16x16 le 29 décembre 2012, accompagnée de la légende suivante: «Les socialistes, les communistes et les journaleux: la tyrannie gauchiste. Montage du 6 au 21 décembre 2012».

Au demeurant, le montage est intéressant. Le commentaire de Michel Sardou, cité dans le texte, commence vers 12:06 au compteur.

Quand le zizi de Depardieu donne le sourire à Anderson Cooper

Faire pipi dans un avion? Gérard Depardieu explique pourquoi il n'a pas pu attendre le décollage. Un grand moment de journalisme à CNN. Vidéo ajoutée sur YouTube par puremediasbyozap.

AFP via Le Figaro, 2011-08-17
Gérard Depardieu urine dans un avion

Rahm Emanuel sur les opportunités des crises

La citation originale de Rahm Emanuel: «You never let a serious crisis go to waste. And what I mean by that it's an opportunity to do things you think you could not do before.»

Faite au Wall Street Journal CEO Council à Washington, D.C., le 19 novembre 2008, alors qu’Emanuel venait d’être nommé chef de cabinet de la Maison Blanche sous Barack Obama.

Vidéo ajoutée sur YouTube par WSJDigitalNetwork le même jour.

Un tournesol qui a perdu son Tryphon La première minute > Page d'accueil

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